L’UE s’apprête à confisquer de facto les réserves russes. Devant quels tribunaux et comment la Russie peut-elle contester cette confiscation ? Alexander Genko-Starosselsky, associé chez EQA Avocats et avocat au barreau de Paris, explique la situation dans un article pour RBC.

Dans une semaine, les dirigeants de l’Union européenne pourraient approuver les propositions de la Commission européenne visant à « affecter en garantie » les réserves souveraines immobilisées de la Russie pour un « crédit de réparation » à l’Ukraine. La grande majorité des actifs de la Banque centrale de Russie (BCR) se trouve en Belgique (Euroclear), dont le Premier ministre a averti à plusieurs reprises que le transfert de ces actifs au profit de l’Ukraine entraînerait des poursuites judiciaires à grande échelle contre son pays. On ne peut qu’être d’accord avec cela, car, quel que soit le nom donné à cette opération par l’UE, il s’agit en fait d’une confiscation — et d’un précédent très dangereux.

Si cela se produit, on peut s’attendre à une véritable tempête judiciaire — devant les tribunaux européens, les tribunaux d’arbitrage internationaux, la Cour internationale de justice et, éventuellement, les tribunaux russes et ceux de pays tiers.

Le cœur même du système européen sera mis à l’épreuve. Si le gel (« immobilisation ») des actifs russes a déjà été approuvé par la jurisprudence européenne, la confiscation d’actifs souverains constituera un saut qualitatif sans précédent.

La Banque centrale russe souhaitera probablement contester les futurs textes européens régissant ce « crédit de réparation » devant la Cour de justice de l’Union européenne. La Russie fera notamment valoir qu’aucun tribunal international ne l’a condamnée à verser une indemnisation à l’Ukraine et que la confiscation viole directement son droit de propriété et les principes fondamentaux de l’UE.

Gageons que les juges européens devront arbitrer entre raison d’État et État de droit — un test historique.

Arbitrage international : la Belgique en première ligne

Selon l’accord de protection réciproque des investissements en vigueur entre la Belgique, le Luxembourg et la Russie, toute expropriation doit être indemnisée. Dans le cas contraire, la Banque de Russie pourrait poursuivre la Belgique devant un tribunal d’arbitrage international. L’accord protège tous les investisseurs sans aucune restriction, et la BCR peut en faire usage.

La procédure, engagée sur cette base par Mikhaïl Fridman, avec une décision possible en 2026, servira de baromètre.

Dans le cadre de l’arbitrage, la Belgique ne pourra pas se retrancher derrière l’UE ou affirmer qu’elle n’a pas voté pour le prêt en faveur de l’Ukraine. En effet, les pouvoirs de l’UE sont fondés sur le principe d’attribution, selon lequel l’Union n’agit que dans les limites des compétences que les États membres lui ont attribuées. En d’autres termes, l’UE s’est vu déléguer des compétences relevant de la souveraineté nationale. Il en résulte que toute décision de l’UE est assumée par un pays, comme la sienne propre. La Belgique ne pourra pas non plus affirmer que le « crédit de réparation » ne porte pas atteinte aux droits de propriété de la Russie. Le Premier ministre belge et de nombreux autres ont déjà reconnu publiquement qu’il s’agit d’une confiscation de fait et que la Russie ne devrait jamais revoir cet argent.

Cependant, devant cette instance, la Belgique pourra certainement invoquer les contre-mesures prises par la Russie. En clair, si la Russie se dédommage en confisquant des actifs européens sur son territoire ou dans d’autres pays, la BCR perdra son droit de demander une indemnisation devant le tribunal arbitral. La Belgique pourrait également faire valoir que le préjudice subi par la BCR est hypothétique si celle-ci engage parallèlement des procédures contre Euroclear. Il convient toutefois de noter que tous ces procès sont particulièrement longs. Certaines décisions peuvent être rendues plus rapidement que d’autres, ce qui oblige en fait à adapter les demandes au cours du procès en fonction des résultats obtenus dans d’autres instances. Dans une telle situation, la BCR devrait logiquement initier toutes les procédures simultanément.

En décembre, la Coalition européenne pour la justice commerciale (ETJC) a publié un rapport dans lequel elle recommandait aux pays européens de dénoncer leurs accords de protection des investissements avec la Russie. La nécessité pour « certains » pays membres de l’UE de se retirer des accords bilatéraux d’investissement avec la Russie est également mentionnée dans le projet de règlement de la Commission européenne sur le « crédit de réparation ». Dans le même temps, les auteurs de l’ETJC reconnaissent que ces accords contiennent des clauses de « survie » (sunset clauses) qui maintiennent la protection garantie pendant plusieurs années après leur éventuelle résiliation. Dans l’accord entre la Belgique, le Luxembourg et la Russie, cette période est de 15 ans.

Enfin, il ne faut pas oublier qu’il existe de nombreux autres accords similaires conclus avec des pays de l’UE, ainsi qu’avec le Royaume-Uni. La Belgique ne sera probablement pas le seul pays à investir les actifs de la CBR dans un instrument de dette de l’UE, qui sera à son tour utilisé pour accorder un crédit à l’Ukraine.

Les médias européens ont indiqué qu’une partie des actifs de la BCR était également gelée en Allemagne, en France, en Suède et à Chypre.

Cour internationale de justice des Nations unies : confrontation mondiale

La Russie pourrait saisir la Cour internationale de justice (CIJ) des Nations unies à La Haye pour violation de l’immunité souveraine de ses actifs par les États européens. Tous les plus grands professeurs de droit international seront au rendez-vous de ce procès hautement politique. Sur le banc des accusés, il y aura tout de même un absent de taille : l’UE car la CIJ ne peut condamner qu’un Etat membre de l’ONU et tel n’est pas le cas de l’UE !

La défense des États européens contre lesquels des accusations ont été portées s’appuiera sur la théorie du droit international relative aux contre-mesures, mais selon la loi, seules les parties belligérantes peuvent prendre des contre-mesures, et non des tiers. De plus, la confiscation, qui est par nature définitive, n’a jamais été considérée comme une contre-mesure, car ces dernières doivent être réversibles.

Bien sûr, la décision de la CIJ ne permettra pas de réparer le préjudice causé à la BCR, mais elle pourrait constituer une victoire symbolique pour la Fédération de Russie, destinée à démontrer que c’est l’UE qui enfreint les normes du droit international.

Actions directes contre Euroclear

Il ne fait aucun doute qu’Euroclear bénéficiera d’une immunité spéciale prévue par le futur règlement européen. La légalité de cette immunité constituera le premier défi pour les tribunaux, car elle s’apparente à un mécanisme de déni de justice, ce qui est illégal dans un État de droit. Euroclear pourra également se défendre en invoquant une situation indépendante de sa volonté et, par conséquent, un cas de force majeure. Cependant, cet argument n’est pas incontestable. Dans plusieurs pays européens, dont la France et la Belgique, la loi ne permet pas de se libérer d’une obligation de paiement en invoquant un cas de force majeure. De plus, la force majeure est généralement comprise comme une catastrophe naturelle et non comme une décision des autorités.

Autre sujet de débat, la BCR pourrait avancer qu’un dépositaire de l’importance d’Euroclear avait le devoir d’épuiser toutes les voies de recours pour protéger les avoirs d’un client souverain. Euroclear semble avoir anticipé cela : sa directrice a évoqué la possibilité de contester le mécanisme européen, mais cela sera-t-il réellement fait ? En fin de compte, l’hypothèse d’une procédure de faillite d’Euroclear, également évoquée par sa directrice, n’est pas si absurde.

Evidemment, la BCR intentera une action contre Euroclear devant les tribunaux russes ou ceux de pays amis, où ses chances de succès seront plus élevées. Certes, ces décisions ne seront pas reconnues dans l’UE, où il existe déjà un mécanisme interdisant la reconnaissance de telles décisions, mais Euroclear dispose de réserves dans d’autres pays. En tout cas Euroclear commence à avoir l’habitude : les procédures intentées contre cette entité en Russie sont innombrables.

La question reste de savoir si la BCR pourra intenter une action contre Euroclear simultanément en Russie et en Belgique. En principe, non s’il s’agit des mêmes demandes. Mais il ne sera pas difficile de formuler des demandes complémentaires et différentes afin de porter le débat devant toutes les juridictions et augmenter ainsi les chances de succès.

Exécution des décisions et chasse aux actifs

La Russie sait déjà que les décisions rendues en sa faveur ne peuvent être exécutées en Europe. Cependant, il existe des droits annexes où elle pourrait obtenir gain de cause. Par exemple, la BCR pourrait exiger devant les tribunaux qu’Euroclear la crédite des intérêts générés par ses liquidités immobilisées.

Le véritable danger se situe évidemment pour les actifs d’Euroclear détenus dans des États tiers. La Russie pourrait d’ores et déjà tenter d’obtenir des saisies conservatoires sur ces actifs, ouvrant une véritable bataille mondiale pour les avoirs européens.

Au final, on constate qu’une stratégie présentée comme audacieuse pourrait se transformer en un précédent désastreux, affaiblissant durablement la fiabilité du système juridique et financier européen.