Le Tribunal de l’Union européenne (UE) s’est récemment prononcé dans une affaire concernant la responsabilité non contractuelle de l’Union (TUE, Pumpyanskiy v. Conseil, T-369/24) introduite par un citoyen de nationalités russe et suisse, à la suite de l’adoption de mesures restrictives à son encontre – ladite personne physique étant désignée à l’Annexe I du règlement (UE) n°269/204). Le requérant a cherché à obtenir une indemnisation pour préjudice, marquant une étape importante dans l’examen judiciaire des conséquences des sanctions.

L’affaire s’inscrit dans le contexte des mesures restrictives adoptées par l’Union européenne à l’égard de personnes, d’entités et d’organismes en raison d’actions compromettant ou menaçant l’intégrité territoriale, la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine.

Le recours initié devant le Tribunal visait à engager la responsabilité non contractuelle de l’Union conformément à l’article 340, deuxième alinéa, TFUE, en conséquence des procédures précédemment initiées par le requérant et ayant conduit à l’annulation de décisions du Conseil maintenant le requérant sur les listes de sanctions de 2022 et 2023.

Le requérant, qui avait déjà obtenu des décisions du Tribunal en novembre 2023 et avril 2025 actant de l’illégalité du maintien de son inscription sur la liste des sanctions, sans pour autant se voir retirer de ladite liste à la suite des décisions susmentionnées, a ainsi demandé au Tribunal de condamner le Conseil au paiement de dommages et intérêts en réparation des préjudices subis, suite à l’illégalité de son maintien sur la liste des personnes sanctionnées.

La réclamation du requérant portait sur trois chefs de préjudice distincts : (i) le préjudice pécuniaire ressortant de la perte de chance d’exercer une profession correspondant à son expérience professionnelle, (ii) le préjudice moral ressortant de l’atteinte à sa réputation et (iii) le préjudice lié à la non-exécution de l’arrêt du Tribunal de novembre 2023.

Le Conseil, soutenu par la Commission européenne, a contesté les arguments du requérant, notamment en ce qui concerne la réalité et l’étendue des préjudices allégués.

Conformément à la jurisprudence bien établie, l’engagement de la responsabilité non contractuelle de l’Union est subordonné à la réunion de trois conditions cumulatives : (i) l’illégalité du comportement de l’institution, (ii) la réalité du préjudice et (iii) l’existence d’un lien de causalité direct entre l’illégalité et le préjudice subi. Le juge de l’Union n’est pas tenu d’examiner si le comportement est illégal s’il s’avère qu’une des autres conditions fait défaut.

Concernant le préjudice pécuniaire lié à la perte de chance, le Tribunal a insisté sur le fait qu’il incombait au requérant de rapporter la preuve concluante de la réalité et de l’ampleur du préjudice subi.

Le Tribunal a jugé que les éléments de preuve fournis par le requérant — notamment une lettre de refus d’embauche et le recours à un pourcentage de probabilité pour calculer la perte de revenus (le requérant ayant évalué la perte de chance d’exercer une profession à 20% de la moyenne de ses revenus professionnels imposables des années antérieures aux mesures restrictives) — étaient insuffisants pour établir la réalité de cette perte. La méthode de calcul basée sur la moyenne des revenus imposables antérieurs, multipliée par un pourcentage arbitraire de 20%, n’a pas été acceptée comme preuve concluante. En conséquence, le chef de préjudice pécuniaire a été jugé non fondé.

Quant au préjudice moral lié à l’atteinte à la réputation, le requérant a également échoué à prouver la réalité et l’ampleur de ce préjudice, même en tenant compte de l’annulation des mesures restrictives qui le concernait. Les pièces invoquées (simples notes d’honoraires non facturées ni acquittées) n’étaient pas considérées comme probantes d’une perte d’opportunités d’affaires.

Le Tribunal a conclu que le requérant n’avait pas démontré le caractère réel et certain du préjudice moral prétendument subi. Dès lors, le Tribunal ne s’est aucunement prononcé sur la question de l’illégalité du comportement de l’institution.

Le Tribunal a également rejeté la demande d’indemnisation pour la non-exécution des arrêts d’annulation précédents.

En définitive, le Tribunal a rejeté la demande en réparation du requérant, jugeant qu’il n’avait pas apporté les éléments de preuve suffisants pour démontrer la réalité du préjudice.

Il convient de noter également qu’un nombre important d’éléments de preuve a été écarté du fait de leur caractère supposément irrecevables. En effet, leur transmission tardive et non justifiée au moment du mémoire en réplique et non de la requête empêche l’applicabilité des exceptions à la règle de forclusion prévue à l’article 85 du règlement de procédure du Tribunal de l’Union.

Il reste donc possible d’envisager que la décision du Tribunal sur l’existence d’un préjudice pécuniaire aurait été différente si l’ensemble des éléments de preuve concrets écartés par le Tribunal avaient été pris en compte.

Une telle conclusion aurait alors permis d’obtenir un examen de l’illégalité du comportement du Conseil, examen qui aurait été plus que bénéfique à la consolidation de la jurisprudence européenne en matière de sanctions.

Outre la démonstration qu’un entrepreneur russo-suisse, privé de facto de la possibilité d’exercer une activité professionnelle et de vivre en Suisse du fait des mesures restrictives à son encontre, n’est pas considéré comme ayant subi un réel préjudice, cette décision illustre également le fardeau de la preuve considérable qui repose sur les personnes sanctionnées souhaitant obtenir réparation financière, même lorsque l’illégalité des actes restrictifs a été établie par le juge de l’Union. Il ne suffit pas d’obtenir l’annulation de l’acte pour garantir automatiquement une indemnisation ; la preuve de la réalité du préjudice subi et du lien de causalité direct doit être apportée de manière convaincante.

Cette décision pose également la question intrinsèque de la réalité des voies de recours pour les personnes sanctionnées.

S’il s’agit en effet de la première décision en la matière pour le tribunal de l’Union Européenne, ce recours n’est qu’un exemple des nombreuses contestations juridiques soulevées par les individus et entités sanctionnés, notamment par le biais de l’arbitrage d’investissement. Comme le précise le rapport « Actifs gelés, plaintes brûlantes – Comment les oligarques russes et d’autres investisseurs utilisent l’arbitrage d’investissement pour contester les sanctions » de Fabian Flues, l’ensemble des menaces et recours en cours représentent des montants réclamés de près de 62 milliards de dollars.